LE PONT MIRABEAU

Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Et nos amours

Faut-il qu'il m'en souvienne

La joie venait toujours après la peine

Vienne la nuit sonne l'heure

Les jours s'en vont je demeure

 

Les mains dans les mains restons face à face

Tandis que sous

Le pont de nos bras passe

Des éternels regards l'onde si lasse

Vienne la nuit sonne l'heure

Les jours s'en vont je demeure

 

L'amour s'en va comme cette eau courante

L'amour s'en va

Comme la vie est lente

Et comme l'Espérance est violente

Vienne la nuit sonne l'heure

Les jours s'en vont je demeure

Passent les jours et passent les semaines

Ni temps passé

Ni les amours reviennent

Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Vienne la nuit sonne l'heure

Les jours s'en vont je demeure

[Alcools]

JE PENSE A TOI

Je pense à toi mon Lou ton cœur est ma caserne

Mes sens sont tes chevaux ton souvenir est ma luzerne

Le ciel est plein ce soir de sabres d'éperons

Les canonniers s'en vont dans l'ombre lourds et prompts

Mais près de toi je vois sans cesse ton image

Ta bouche est la blessure ardente du courage

Nos fanfares éclatent dans la nuit comme ta voix

Quand je suis à cheval tu trottes près de moi

Nos 75 sont gracieux comme ton corps

Et tes cheveux sont fauves comme le feu d'un obus qui éclate au nord

Je t'aime tes mains et mes souvenirs

Font sonner à toute heure une heureuse fanfare

Des soleils tour à tour se prennent à hennir

Nous sommes les bat-flanc sur qui ruent les étoiles [Poèmes à Lou]

 

 

MARIE

Vous y dansiez petite fille

Y danserez-vous mère-grand

C'est la maclotte qui sautille

Toutes les cloches sonneront

Quand donc reviendrez-vous Marie

Les masques sont silencieux

Et la musique est si lointaine

Qu'elle semble venir des cieux

Oui je veux vous aimer mais vous aimer à peine

Et mon mal est délicieux

Les brebis s'en vont dans la neige

Flocons de laine et ceux d'argent

Des soldats passent et que n'ai-je

Un coeur à moi ce coeur changeant

Changeant et puis encor que sais-je

Sais-je où s'en iront tes cheveux

Crépus comme mer qui moutonne

Sais-je où s'en iront tes cheveux

Et tes mains feuilles de l'automne

Que jonchent aussi nos aveux

Je passais au bord de la Seine

Un livre ancien sous le bras

Le fleuve est pareil à ma peine

Il s'écoule et ne tarit pas

Quand donc finira la semaine

 

 

SALTIMBANQUES

A Louis Dumur.

Dans la plaine les baladins

S'éloignent au long des jardins

Devant l'huis des auberges grises

Par les villages sans églises

Et les enfants s'en vont devant

Les autres suivent en rêvant

Chaque arbre fruitier se résigne

Quand de très loin ils lui font signe

Ils ont des poids ronds ou carrés

Des tambours des cerceaux dorés

L'ours et le singe animaux sages

Quêtent des sous sur leur passage

RHENANE

nuit rhénane

Mon verre est plein d'un vin trembleur comme une flamme

Écoutez la chanson lente d'un batelier

Qui raconte avoir vu sous la lune sept femmes

Tordre leurs cheveux verts et longs jusqu'à leurs pieds

Debout chantez plus haut en dansant une ronde

Que je n'entende plus le chant du batelier

Et mettez près de moi toutes les filles blondes

Au regard immobile aux nattes repliées

Le Rhin le Rhin est ivre où les vignes se mirent

Tout l'or des nuits tombe en tremblant s'y refléter

La voix chante toujours à en râle-mourir

Ces fées aux cheveux verts qui incantent l'été

Mon verre s'est brisé comme un éclat de rire

Mai Le mai le joli mai en barque sur le Rhin

Des dames regardaient du haut de la montagne

Vous êtes si jolies mais la barque s'éloigne

Qui donc a fait pleurer les saules riverains ?

Or des vergers fleuris se figeaient en arrière

Les pétales tombés des cerisiers de mai

Sont les ongles de celle que j'ai tant aimée

Les pétales fleuris sont comme ses paupières

Sur le chemin du bord du fleuve lentement

Un ours un singe un chien menés par des tziganes

Suivaient une roulotte traînée par un âne

Tandis que s'éloignait dans les vignes rhénanes

Sur un fifre lointain un air de régiment

Le mai le joli mai a paré les ruines

De lierre de vigne vierge et de rosiers

Le vent du Rhin secoue sur le bord les osiers

Et les roseaux jaseurs et les fleurs nues des vignes

 

1909

 

La dame avait une robe

En ottoman violine

Et sa tunique brodée d'or

Était composée de deux panneaux

S'attachant sur l'épaule

Les yeux dansants comme des anges

Elle riait elle riait

Elle avait un visage aux couleurs de France

Les yeux bleus les dents blanches et les lèvres très rouges

Elle avait un visage aux couleurs de France

Elle était décolletée en rond

Et coiffée à la Récamier

Avec de beaux bras nus

N'entendra-t-on jamais sonner minuit

La dame en robe d'ottoman violine

Et en tunique brodée d'or

Décolletée en rond Promenait ses boucles

Son bandeau d'or

Et traînait ses petits souliers à boucles

Elle était si belle

Que tu n'aurais pas osé l'aimer

J'aimais les femmes atroces dans les quartiers énormes

Où naissaient chaque jour quelques êtres nouveaux

Le fer était leur sang la flamme leur cerveau

J'aimais j'aimais le peuple habile des machines

Le luxe et la beauté ne sont que son écume

Cette femme était si belle

Qu'elle me faisait peur

 

L'adieu

 

J'ai cueilli ce brin de bruyère

L'automne est morte souviens-t'en

Nous ne nous verrons plus sur terre

Odeur du temps

Brin de bruyère

Et souviens-toi que je t'attends

 

 

Les colchiques

Le pré est vénéneux mais joli en automne

Les vaches y paissant

Lentement s'empoisonnent

Le colchique couleur de cerne et de lilas

Y fleurit tes yeux sont comme cette fleur-la

Violatres comme leur cerne et comme cet automne

Et ma vie pour tes yeux lentement s'empoisonne

Les enfants de l'école viennent avec fracas

Vêtus de hoquetons et jouant de l'harmonica

Ils cueillent les colchiques qui sont comme des mères

Filles de leurs filles et sont couleur de tes paupières

Qui battent comme les fleurs battent au vent dément

Le gardien du troupeau chante tout doucement

Tandis que lentes et meuglant les vaches abandonnent

Pour toujours ce grand pré mal fleuri par l'automne

 

 

- Guillaume Apollinaire (1880-1918)

 

- La colombe poignardée et le jet d’eau

- Le pont Mirabeau

- Je pense à Toi

- Marie

- Saltimbanques

- Rhénanes

- 1909

- L’adieu

- Les colchiques