Il n'y a pas d'amour heureux

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Rien n'est jamais acquis à l'hommeNi sa force

Ni sa faiblesse ni son coeurEt quand il croit

Ouvrir ses bras son ombre est celle d'une croix

Et quand il croit serrer son bonheur il le broie

Sa vie est un étrange et douloureux divorce

Il n'y a pas d'amour heureux

 

Sa vie Elle ressemble à ces soldats sans armes

Qu'on avait habillés pour un autre destin

A quoi peut leur servir de se lever matin

Eux qu'on retrouve au soir désoeuvrés incertains

Dites ces mots Ma vie Et retenez vos larmes

Il n'y a pas d'amour heureux

 

Mon bel amour mon cher amour ma déchirure

Je te porte dans moi comme un oiseau blessé

Et ceux-là sans savoir nous regardent passer Répétant après moi les mots que j'ai tressés

Et qui pour tes grands yeux tout aussitôt moururent

Il n'y a pas d'amour heureux

 

Le temps d'apprendre à vivre il est déjà trop tard

Que pleurent dans la nuit nos coeurs à l'unisson

Ce qu'il faut de malheur pour la moindre chanson

Ce qu'il faut de regrets pour payer un frisson

Ce qu'il faut de sanglots pour un air de guitare

Il n'y a pas d'amour heureux

 

Il n'y a pas d'amour qui ne soit à douleur

Il n'y a pas d'amour dont on ne soit meurtri

Il n'y a pas d'amour dont on ne soit flétri

Et pas plus que de toi l'amour de la patrie

Il n'y a pas d'amour qui ne vive de pleurs

Il n'y a pas d'amour heureux

Mais c'est notre amour à tous les deux

 

Vers à danser

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Que ce soit dimanche ou lundi

Soir ou matin minuit midi

Dans l'enfer ou le paradis

Les amours aux amours ressemblent

C'était hier que je t'ai dit

Nous dormirons ensemble

 

C'était hier et c'est demain

Je n'ai plus que toi de chemin

J'ai mis mon coeur entre tes mains

Avec le tien comme il va l'amble

Tout ce qu'il a de temps humain

Nous dormirons ensemble

 

Mon amour ce qui fut sera

Le ciel est sur nous comme un drap

J'ai refermé sur toi mes bras

Et tant je t'aime que j'en tremble

Aussi longtemps que tu voudras

Nous dormirons ensemble

Louis Aragon (Le fou d'Elsa)

 

 

Est-ce ainsi que les hommes vivent?

(adaptation de Léo Ferré)

Tout est affaire de décor

Changer de lit changer de corps

À quoi bon puisque c'est encore

Moi qui moi-même me trahis

Moi qui me traîne et m'éparpille

Et mon ombre se déshabille

Dans les bras semblables des filles

Où j'ai cru trouver un pays.

 

Coeur léger coeur changeant coeur lourd

Le temps de rêver est bien court

Que faut-il faire de mes jours

Que faut-il faire de mes nuits

Je n'avais amour ni demeure

Nulle part où je vive ou meure

Je passais comme la rumeur

Je m'endormais comme le bruit.

 

C'était un temps déraisonnable

On avait mis les morts à table

On faisait des châteaux de sable

On prenait les loups pour des chiens

Tout changeait de pôle et d'épaule

La pièce était-elle ou non drôle

Moi si j'y tenais mal mon rôle

C'était de n'y comprendre rien

 

Est-ce ainsi que les hommes vivent

Et leurs baisers au loin les suivent

 

Dans le quartier Hohenzollern

Entre La Sarre et les casernes

Comme les fleurs de la luzerne

Fleurissaient les seins de Lola

Elle avait un coeur d'hirondelle

Sur le canapé du bordel

Je venais m'allonger près d'elle

Dans les hoquets du pianola.

 

Le ciel était gris de nuages

Il y volait des oies sauvages

Qui criaient la mort au passage

Au-dessus des maisons des quais

Je les voyais par la fenêtre

Leur chant triste entrait dans mon être

Et je croyais y reconnaître

Du Rainer Maria Rilke.

 

Est-ce ainsi que les hommes vivent

Et leurs baisers au loin les suivent.

 

Elle était brune elle était blanche

Ses cheveux tombaient sur ses hanches

Et la semaine et le dimanche

Elle ouvrait à tous ses bras nus

Elle avait des yeux de faïence

Elle travaillait avec vaillance

Pour un artilleur de Mayence

Qui n'en est jamais revenu.

 

Il est d'autres soldats en ville

Et la nuit montent les civils

Remets du rimmel à tes cils

Lola qui t'en iras bientôt

Encore un verre de liqueur

Ce fut en avril à cinq heures

Au petit jour que dans ton coeur

Un dragon plongea son couteau

 

Est-ce ainsi que les hommes vivent

Et leurs baisers au loin les suivent.

 

Louis Aragon, (interprétation de Léo Ferré)

 

Les Yeux d'Elsa

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Tes yeux sont si profonds qu'en me penchant pour boire

J'ai vu tous les soleils y venir se mirer

S'y jeter à mourir tous les désespérés

Tes yeux sont si profonds que j'y perds la mémoire

 

À l'ombre des oiseaux c'est l'océan troublé

Puis le beau temps soudain se lève et tes yeux changent

L'été taille la nue au tablier des anges

Le ciel n'est jamais bleu comme il l'est sur les blés

 

Les vents chassent en vain les chagrins de l'azur

Tes yeux plus clairs que lui lorsqu'une larme y luit

Tes yeux rendent jaloux le ciel d'après la pluie

Le verre n'est jamais si bleu qu'à sa brisure

 

Mère des Sept douleurs ô lumière mouillée

Sept glaives ont percé le prisme des couleurs

Le jour est plus poignant qui point entre les pleurs

L'iris troué de noir plus bleu d'être endeuillé

 

Tes yeux dans le malheur ouvrent la double brèche

Par où se reproduit le miracle des Rois

Lorsque le coeur battant ils virent tous les trois

Le manteau de Marie accroché dans la crèche

 

Une bouche suffit au mois de Mai des mots

Pour toutes les chansons et pour tous les hélas

Trop peu d'un firmament pour des millions d'astres

Il leur fallait tes yeux et leurs secrets gémeaux

 

L'enfant accaparé par les belles images

Écarquille les siens moins démesurément

Quand tu fais les grands yeux je ne sais si tu mens

On dirait que l'averse ouvre des fleurs sauvages

 

Cachent-ils des éclairs dans cette lavande où

Des insectes défont leurs amours violentes

Je suis pris au filet des étoiles filantes

Comme un marin qui meurt en mer en plein mois

 

d'août J'ai retiré ce radium de la pechblende

Et j'ai brûlé mes doigts à ce feu défendu

Ô paradis cent fois retrouvé reperdu

Tes yeux sont mon Pérou ma Golconde mes Indes

 

Il advint qu'un beau soir l'univers se brisa

Sur des récifs que les naufrageurs enflammèrent

Moi je voyais briller au-dessus de la mer

Les yeux d'Elsa les yeux d'Elsa les yeux d'Elsa

 

Le fou d'Elsa

(extrait)

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.... Il y a des choses que je ne dis a Personne Alors

Elles ne font de mal à personne Mais

Le malheur c'est

Que moi

Le malheur le malheur c'est

Que moi ces choses je les sais

 

Il y a des choses qui me rongent La nuit

Par exemple des choses comme

Comment dire comment des choses comme des songes

Et le malheur c'est que ce ne sont pas du tout des songes

 

Il y a des choses qui me sont tout à fait

Mais tout à fait insupportables même si

Je n'en dis rien même si je n'en

Dis rien comprenez comprenez moi bien

 

Alors ça vous parfois ça vous étouffe

Regardez regardez moi bien

Regardez ma bouche

Qui s'ouvre et ferme et ne dit rien

 

Penser seulement d'autre chose

Songer à voix haute et de moi

Mots sortent de quoi je m'étonne

Qui ne font de mal à personne

 

Au lieu de quoi j'ai peur de moi

De cette chose en moi qui parle

 

Je sais bien qu'il ne le faut pas

Mais que voulez-vous que j'y fasse

Ma bouche s'ouvre et l'âme est là

Qui palpite oiseau sur ma lèvre

 

O tout ce que je ne dis pas

Ce que je ne dis à personne

Le malheur c'est que cela sonne

Et cogne obstinément en moi

Le malheur c'est que c'est en moi

Même si n'en sait rien personne

Non laissez moi non laissez moi

Parfois je me le dis parfois

Il vaut mieux parler que se taire

 

Et puis je sens se dessécher

Ces mots de moi dans ma salive

C'est là le malheur pas le mien

Le malheur qui nous est commun

Épouvantes des autres hommes

Et qui donc t'eut donné la main

Étant donné ce que nous sommes

 

Pour peu pour peu que tu l'aies dit

Cela qui ne peut prendre forme

Cela qui t'habite et prend forme

Tout au moins qui est sur le point

Qu'écrase ton poing

Et les gens Que voulez-vous dire

Tu te sens comme tu te sens

Bête en face des gens Qu'étais-je

Qu'étais-je à dire Ah oui peut-être

Qu'il fait beau qu'il va pleuvoir qu'il faut qu'on aille

Où donc Même cela c'est trop

Et je les garde dans les dents

Ces mots de peur qu'ils signifient

 

Ne me regardez pas dedans

Qu'il fait beau cela vous suffit

Je peux bien dire qu'il fait beau

Même s'il pleut sur mon visage

Croire au soleil quand tombe l'eau

Les mots dans moi meurent si fort

Qui si fortement me meurtrissent

Les mots que je ne forme pas

Est-ce leur mort en moi qui mord

 

Le malheur c'est savoir de quoi

Je ne parle pas à la fois

Et de quoi cependant je parle

 

C'est en nous qu'il nous faut nous taire

- Louis Aragon (1897-1982)

- Il n’y a pas d’amour heureux

- Vers à danser

- Est-ce ainsi que les hommes vivent

- les Yeux d’Elsa

- le fou d’Elsa (Extraits)