La cigarette

 

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Oui, ce monde est bien plat ; quant à l'autre, sornettes.

Moi, je vais résigné, sans espoir, à mon sort,

Et pour tuer le temps, en attendant la mort,

Je fume au nez des dieux de fines cigarettes.

 

Allez, vivants, luttez, pauvres futurs squelettes.

Moi, le méandre bleu qui vers le ciel se tord

Me plonge en une extase infinie et m'endort

Comme aux parfums mourants de mille cassolettes.

 

Et j'entre au paradis, fleuri de rêves clairs

Ou l'on voit se mêler en valses fantastiques

Des éléphants en rut à des choeurs de moustiques.

 

Et puis, quand je m'éveille en songeant à mes vers,

Je contemple, le coeur plein d'une douce joie,

Mon cher pouce rôti comme une cuisse d'oie.

 

 

Spleen

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Tout m'ennuie aujourd'hui. J'écarte mon rideau,

En haut ciel gris rayé d'une éternelle pluie,

En bas la rue où dans une brume de suie

Des ombres vont, glissant parmi les flaques d'eau.

 

Je regarde sans voir fouillant mon vieux cerveau,

Et machinalement sur la vitre ternie

Je fais du bout du doigt de la calligraphie.

Bah ! sortons, je verrai peut-être du nouveau.

 

Pas de livres parus. Passants bêtes. Personne.

Des fiacres, de la boue, et l'averse toujours...

Puis le soir et le gaz et je rentre à pas lourds...

 

Je mange, et bâille, et lis, rien ne me passionne...

Bah ! Couchons-nous. - Minuit. Une heure.Ah ! chacun dort !

Seul, je ne puis dormir et je m'ennuie encor.

- Jules Laforgue (1860-1887)

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