Prévert

- Déjeuner du Matin

- Dans ma Maison

- Barbara

- Le Jardin

- Le concert n’a pas réussi

- Les oiseaux du souci

DÉJEUNER DU MATIN

Il a mis le café

Dans la tasse

Il a mis le lait

Dans la tasse de café Il a mis le sucre

Avec la petite cuiller Il a tourné Il a bu le café au lait

Dans le café au lait

Et il a reposé la tasse

Sans me parler Il a allumé

Une cigarette Il a fait des ronds

Avec la fumée Il a mis les cendres

Dans le cendrier

Sans me parler

Sans me regarder Il s'est levé Il a mis

Son chapeau sur sa tête Il a mis

Son manteau de pluie

Parce qu'il pleuvait

Et il est parti

Sous la pluie

Sans une parole

Sans me regarder

Et moi j'ai pris

Ma tête dans ma main

Et j'ai pleuré.

DANS MA MAISON

Dans ma maison vous viendrez

D'ailleurs ce n'est pas ma maison

Je ne sais pas à qui elle est Je suis entré comme ça un jour

Il n'y avait personne

Seulement des piments rouges accrochés au mur blanc

Je suis resté longtemps dans cette maison

Personne n'est venu

Mais tous les jours et tous les jours

Je vous ai attendu

Je ne faisais rien

C'est-à-dire rien de sérieux

Quelque fois le matin

Je poussais des cris d'animaux

Je gueulais comme un âne

De toute mes forces

Et cela me faisait plaisir

Et puis je jouais avec mes pieds

C'est très intelligent les pieds

Ils vous emmènent très loin

Quand vous voulez aller très loin

Et puis quand vous ne voulez pas sortir

Ils restent là ils vous tiennent compagnie

Et quand il y a de la musique ils dansent

On ne peut pas danser sans eux Il faut être bête comme l'homme l'est souvent

Pour dire des choses aussi bêtes

Que bête comme ses pieds gai comme un pinson

Le pinson n'est pas gai Il est seulement gai quand il est gai

Et triste quand il est triste ou ni gai ni triste

Est-ce qu'on sait ce que c'est un pinson

D'ailleurs il ne s'appelle pas réellement comme ça

C'est l'homme qui a appelé cet oiseau comme ça

Pinson pinson pinson pinson

Comme c'est curieux les noms Martin Hugo de son prénom

Bonaparte Napoléon de son prénom

Pourquoi comme ça et pas comme ça

Un troupeau de Bonapartes passe dans le désert

L'empereur s'appelle Dromadaire Il a un cheval caisse et des tiroirs de course

Au loin galope un homme qui n'a que trois prénoms Il s'appelle Tim-Tam-Tom et n'a pas de grand nom

Un peu plus loin encore il y a n'importe quoi

Et puis qu'est-ce que ça peut faire tout ça

Dans ma maison tu viendras

Je pense à autre chose mais je ne pense qu'à ça

Et quand tu seras entrée dans ma maison

Tu enlèveras tous tes vêtements

Et tu resteras immobile nue debout avec ta bouche rouge

Comme les piments rouges pendus sur le mur blanc

Et puis tu te coucheras et je me coucherais près de toi

Voilà

Dans ma maison qui n'est pas ma maison tu viendras.

 

BARBARA

Rappelle-toi Barbara Il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-là

Et tu marchais souriante

Épanouie, ravie, ruisselante

Sous la pluie

Rappelle-toi Barbara Il pleuvait sans cesse sur Brest

Et je t’ai croisé rue de Siam

Tu souriais

Et moi je souriais de même

Rappelle-toi Barbara

Toi que je ne connaissais pas Toi qui ne me connaissais pas

Rappelle-toi Rappelle-toi quand même ce jour-là

N’oublie pas

Un homme sous un porche s’abritait

Et il a crié ton nom

Barbara

Et tu as couru vers lui sous la pluie

Ruisselante, ravie, épanouie

Et tu t’es jetée dans ses bras

Rappelle-toi cela Barbara

Et ne m’en veux pas si je te tutoie Je dis tu à tous ceux que j’aime

Même si je ne les ai vu qu’une seule fois Je dis tu à tous ceux qui s’aiment

Même si je ne les connais pas

Rappelle-toi Barbara

N’oublie pas

Cette pluie sage et heureuse

Sur ton visage heureux

Sur cette ville heureuse

Cette pluie sur la mer

Sur l’arsenal

Sur le bateau d’Ouessant

Oh Barbara

Quelle connerie la guerre

Qu’es-tu devenue maintenant

Sous cette pluie de fer

De feu d’acier de sang

Et celui qui te serrait dans ses bras

Amoureusement

Est-il mort disparu ou encore vivant

Oh Barbara Il pleut sans cesse sur Brest

Comme il pleuvait avant

Mais ce n’est plus pareil et tout est abîmé

C’est une pluie de deuil, terrible et désolée

Ce n’est même plus l’orage

De fer d’acier et de sang

Tout simplement des nuages

Qui crèvent comme des chiens

Des chiens qui disparaissent

Au fil de l’eau sur Brest

Et vont pourrir au loin

Au loin, très loin de Brest

Dont il ne reste rien.

 

 

 

LE JARDIN

Des milliers et des milliers d'années

Ne sauraient suffire

Pour dire

La petite seconde d'éternité

Où tu m'as embrassé Où je t'ai embrassée

Un matin dans la lumière de l'hiver

Au parc Montsouris à Paris

À Paris

Sur la terre La terre qui est un astre.

 

 

LE CONCERT N’A PAS REUSSI

Compagnons des mauvais jours

Je vous souhaite une bonne nuit

Et je m’en vais.

La recette a été mauvaise

C’est de ma faute

Tous les tords sont de mon coté

J’aurais dû vous écouter

J’aurais dû jour de caniche

C’est une musique qui plait

Mais je n’en fait qu’à ma tête

Et puis je me suis énervé.

Quand on joue du chien à poil dur Il faut ménager son archet

Les gens ne viennent pas au concert

Pour entendre hurler à la mort

Et cette chanson de la Fourrière

Nous a causé le plus grand tord.

 

Compagnons des mauvais jours

Je vous souhaite une bonne nuit

Dormez

Rêvez

Moi je prends ma casquette

Et puis deux ou trois cigarettes dans le paquet

Et je m’en vais….

Compagnons des mauvais jours

Pensez à moi quelquefois Plus tard… Quand vous serez réveillés

Pensez à celui qui joue du phoque et du saumon fumé

Quelque part

Le soir

Au bord de la mer

Et qui fait ensuite la quête

Pour acheter de quoi manger

Et de quoi boire…

Compagnons de mauvais jours Je vous souhaite une bonne nuit…

Dormez

Rêvez

Moi je m’en vais

 

 

 

LES OISEAUX DU SOUCI

Pluie de plumes plumes de pluie

Celle qui vous aimait n’est plus

Que me voulez vous oiseaux

Depuis que tu n’es plus je ne sais plus

Je ne sais plus où j’en suis

Pluie de plumes plumes de pluie

Je ne sais plus que faire

Suaire de pluie pluie de suie

Est-ce possible que jamais plus

Plumes de suie…

Allez ouste dehors hirondelles

Quittez vos nids…

Hein ?

Quoi ?

Ce n’est plus la saison des voyages ?...

Je m’en moque, sortez de cette chambre hirondelles du matin

Hirondelles du soir partez…

Où ,

Hein ?

Alors restez

C’est moi qui m’en irai…

Plumes de suie suie de plumes

Je m’en irai nulle part

Et puis un peu partout

Restez ici oiseaux du désespoir

Restez ici…

Faites comme chez vous.

 

 

POUR TOI MON AMOUR

Je suis allé au marché aux oiseaux

Et j’ai acheté des oiseaux

Pour toi

Mon amour

Je suis allé au marché aux fleurs

Et j’ai acheté des fleurs

Pour toi

Mon amour

Je suis allé au marché à la ferraille

Et j’ai acheté des chaînes

De lourdes chaînes

Pour toi

Mon amour

Je suis allé au marché aux esclaves

Et je t’ai cherchée

Mais je ne t’ai pas trouvée

Mon amour

 

 

Le Cancre

 

Il dit non avec la tête

mais il dit oui avec le cœur

il dit oui à ce qu'il aime

il dit non au professeur

il est debout

on le questionne

et tous les problèmes sont posés

soudain le fou rire le prend

et il efface tout

les chiffres et les mots

les dates et les noms

les phrases et les pièges

et malgré les menaces du maître

sous les huées des enfants prodiges

avec les craies de toutes les couleurs

sur le tableau noir du malheur

il dessine le visage du bonheur.

 

 

CHANSON DES ESCARGOTS QUI VONT A L’ENTERREMENT D’UNE FEUILLE MORTE

 

A l’enterrement d’une feuille morte

Deux escargots s’en vont Ils ont la coquille noire

Du crêpe autour des cornes Ils s’en vont dans le soir

Un très beau soir d’automne

C’est déjà le printemps

Les feuilles qui étaient mortes

Sont toutes ressuscitées

Et les deux escargots

Sont très désappointés

Mais voilà le soleil

Le soleil qui leur dit

Prenez prenez la peine

La peine de vous asseoir

Prenez un verre de bière

Si le cœur vous en dit

Prenez si ça vous plait

L’autocar pour Paris

Il partira ce soir

Vous verrez du pays

Mais ne portez pas le deuil

Ça noircit le blanc de l’œil

Et puis ça enlaidit

Les histoires de cercueils

C’est triste et pas joli

Reprenez vos couleurs

Les couleurs de la vie

Alors toutes les bêtes

Les arbres et les plantes

Se mettent à chanter

A chanter à tue-tête

La vraie chanson vivante

La chanson de l’été

Et tout le monde de boire

Tout le monde de trinquer

C’est un très joli soir

Un joli soir d’été

Et les deux escargots

S’en retournent chez eux Ils s’en vont très émus

Ils s’en vont très heureux

Comme ils ont beaucoup bu

Ils titubent un p’tit peu

Mais là-haut dans le ciel

La lune veille sur eux.

LA GRASSE MATINEE

Il est terrible

le petit bruit de l’œuf dur cassé sur un comptoir d’étain

il est terrible ce bruit

quand il remue dans la mémoire de l’homme qui a faim

elle est terrible aussi la tête de l’homme

la tête de l’homme qui a faim

quand il se regarde à six heures du matin

Dans la glace du grand magasin

une tête couleur poussière

ce n’est pas sa tête pourtant qu’il regarde

dans la vitrine de chez Potin

Il s’en fout de sa tête l’homme

Il n’y pense pas

Il songe

Il imagine une autre tête

Une tête de veau par exemple

Avec une sauce de vinaigre

Ou une tête de n’importe quoi qui se mange

Et il remue doucement la mâchoire

Doucement

Et il grince ses dents doucement

Car le monde se paye sa tête

Et il ne peut rien contre ce monde

Et il compte sur ses doigts un deux trois

Un deux trois

Cela fait trois jours qu’il n’a rien mangé

Et il a beau se répéter depuis trois jours

Ça ne peut pas durer

Ça dure Trois jours

Trois nuits

Sans manger

Et derrière ces vitres

Ces pâtés ces bouteilles ces conserves

Poissons morts protégés par des boîtes

Boîtes protégées par des vitres

Vitres protégées par des flics

Flics protégés par la crainte

Que de barricades pour six malheureuses sardines…

Un peu plus loin le bistrot

Café-crème et croissants chauds l’homme titube

Et dans l’intérieur de sa tête

Un brouillard de mots Un brouillard de mots

Sardines à manger

Œuf dur café-crème Café arrosé rhum

Café-crème

Café-crème

Café crime arrosé sang !...

Un homme très estimé dans son quartier

A été égorgé en plein jour

L’assassin le vagabond lui a volé

Deux francs soit un café arrosé

Zéro franc soixante dix

Deux tartines beurrées

Et vingt cinq centime pour le pourboire du garçon

Il est terrible

le petit bruit de l’œuf dur

cassé sur un comptoir d’étain

il est terrible ce bruit

quand il remue dans la mémoire

de l’homme qui a faim

 

 

JE SUIS COMME JE SUIS

Je suis comme je suis

Je suis faite comme ça

Quand j'ai envie de rire

Oui je ris aux éclats

J'aime celui qui m'aime

Est-ce ma faute à moi

Si ce n'est pas le même

Que j'aime chaque fois

Je suis comme je suis

Je suis faite comme ça

Que voulez-vous de plus

Que voulez-vous de moi J

e suis faite pour plaire

Et n'y puis rien changer

Mes talons sont trop hauts

Ma taille trop cambrée

Mes seins beaucoup trop durs

Et mes yeux trop cernés

Et puis après

Qu'est-ce que ça peut vous faire

Je suis comme je suis

Je plais à qui je plais

Qu'est-ce que ça peut vous faire

Ce qui m'est arrivé

Oui j'ai aimé quelqu'un

Oui quelqu'un m'a aimée

Comme les enfants qui s'aiment

Simplement savent aimer

Aimer aimer...

Pourquoi me questionner J

e suis là pour vous plaire

Et n'y puis rien changer.

 

 

PARIS AT NIGHT

Trois allumettes une à une allumées dans la nuit

La première pour voir ton visage tout entier

La seconde pour voir tes yeux

La dernière pour voir ta bouche

Et l’obscurité toute entière pour me rappeler tout cela

En te serrant dans mes bras.

 

 

 

SANGUINE

 

La fermeture éclair a glissé sur tes reins

Et tout l’orage heureux de ton corps amoureux

Au beau milieu de l’ombre

A éclaté soudain

Et ta robe en tombant sur le parquet ciré

N’a pas fait plus de bruit

Qu’une écorce d’orange tombant sur le tapis

Mais sous nos pieds S

es petits boutons de nacre craquaient comme des pépins

Sanguine

Joli fruit

La pointe de ton sein

A tracé une nouvelle ligne de chance

Dans le creux de ma main

Sanguine

Joli fruit

Soleil de nuit.

 

 

LES ENFANTS QUI S' AIMENT

 

Les enfants qui s'aiment s'embrassent debout

Contre les portes de la nuit

Et les passants qui passent les désignent du doigt

Mais les enfants qui s'aiment

Ne sont là pour personne

Et c'est seulement leur ombre

Qui tremble dans la nuit

Excitant la rage des passants

Leur rage, leur mépris, leurs rires et leur envie

Les enfants qui s'aiment ne sont là pour personne

Ils sont ailleurs bien plus loin que la nuit

Bien plus haut que le jour

Dans l'éblouissante clarté de leur premier amour

 

 

 

 

ALICANTE

 

Une orange sur la table

Ta robe sur le tapis

Et toi dans mon lit

Doux présent du présent

Fraîcheur de la nuit

Chaleur de ma vie

 

 

 

 

 

 

CET AMOUR

Cet amour

Si violent Si fragile

Si tendre

Si désespéré

Cet amour

Beau comme le jour

Et mauvais comme le temps

Quand le temps est mauvais

Cet amour si vrai

Cet amour si beau

Si heureux

Si joyeux

Et si dérisoire

Tremblant de peur comme un enfant dans le noir

Et si sûr de lui

Comme un homme tranquille au milieu de la nuit

Cet amour qui faisait peur aux autres

Qui les faisait parler

Qui les faisait blêmir

Cet amour guetté

Parce que nous le guettions

Traqué blessé piétiné achevé nié oublié

Parce que nous l'avons traqué blessé piétiné achevé nié oublié

Cet amour tout entier

Si vivant encore

Et tout ensoleillé

C'est le tien

C'est le mien

Celui qui a été

Cette chose toujours nouvelles

Et qui n'a pas changé

Aussi vraie qu'une plante

Aussi tremblante qu'un oiseau

Aussi chaude aussi vivante que l'été

Nous pouvons tous les deux

Aller et revenir

Nous pouvons oublier

Et puis nous rendormir

Nous réveiller souffrir vieillir

Nous endormir encore

Rêver à la mort

Nous éveiller sourire et rire

Et rajeunir

Notre amour reste là

Têtu comme une bourrique

Vivant comme le désir

Cruel comme la mémoire

Bête comme les regrets

Tendre comme le souvenir

Froid comme le marbre

Beau comme le jour

Fragile comme un enfant

Il nous regarde en souriant

Et il nous parle sans rien dire

Et moi j'écoute en tremblant

Et je crie

Je crie pour toi

Je crie pour moi

Je te supplie

Pour toi pour moi et pour tous ceux qui s'aiment

Et qui se sont aimés

Oui je lui crie

Pour toi pour moi et pour tous les autres

Que je ne connais pas

Reste là Là où tu es

Là où tu étais autrefois

Reste là

Ne bouge pas

Ne t'en va pas Nous qui sommes aimés

Nous t'avons oublié

Toi ne nous oublie pas

Nous n'avions que toi sur la terre

Ne nous laisse pas devenir froids

Beaucoup plus loin toujours

Et n'importe où

Donne-nous signe de vie

Beaucoup plus tard au coin d'un bois

Dans la forêt de la mémoire

Surgis soudain

Tends-nous la main

Et sauve-nous.

- Pour toi mon amour

- Le Cancre

- Chanson pour deux escargots qui vont à l’enterrement

- La grasse matinée

- Je suis comme je suis

- Paris at night

- Sanguine

- Les enfants qui s’aiment

- Alicante

- Cet Amour