La vie c'est comme une dent

 

-------------

La vie, c'est comme une dent

D'abord on y a pas pensé

On s'est contenté de mâcher

Et puis ça se gâte soudain

Ça vous fait mal, et on y tient

Et on la soigne et les soucis

Et pour qu'on soit vraiment guéri

Il faut vous l'arracher, la vie

 

Quand j'aurais du vent dans mon crâne

---------------

Quand j'aurai du vent dans mon crâne

Quand j'aurai du vert sur mes osses

P'tet qu'on croira que je ricane

Mais ça sera une impression fosse

Car il me manquera

Mon élément plastique

Plastique tique tique

Qu'auront bouffé les rats

Ma paire de bidules

Mes mollets mes rotules

Mes cuisses et mon cule

Sur quoi je m'asseyois

Mes cheveux mes fistules

Mes jolis yeux cérules

Mes couvre-mandibules

Dont je vous pourléchois

Mon nez considérable

Mon coeur mon foie mon râble

Tous ces riens admirables

Qui m'ont fait apprécier

Des ducs et des duchesses

Des papes des papesses

Des abbés des ânesses

Et des gens du métier

Et puis je n'aurai plus

Ce phosphore un peu mou

Cerveau qui me servit

A me prévoir sans vie

Les osses tout verts, le crâne venteux

Ah comme j'ai mal de devenir vieux.

 

Le déserteur

 

Monsieur le Président

Je vous fais une lettre

Que vous lirez peut-être

Si vous avez le temps

Je viens de recevoir

Mes papiers militaires

Pour partir à la guerre

Avant mercredi soir

Monsieur le Président

Je ne veux pas la faire

Je ne suis pas sur terre

Pour tuer des pauvres gens

C'est pas pour vous fâcher

Il faut que je vous dise

Ma décision est prise

Je m'en vais déserter

 

Depuis que je suis né

J'ai vu mourir mon père

J'ai vu partir mes frères

Et pleurer mes enfants

Ma mère a tant souffert

Elle est dedans sa tombe

Et se moque des bombes

Et se moque des vers

Quand j'étais prisonnier

On m'a volé ma femme

On m'a volé mon âme

Et tout mon cher passé

Demain de bon matin

Je fermerai ma porte

Au nez des années mortes

J'irai sur les chemins

 

Je mendierai ma vie

Sur les routes de France

De Bretagne en Provence

Et je dirai aux gens:

Refusez d'obéir

Refusez de la faire

N'allez pas à la guerre

Refusez de partir

S'il faut donner son sang

Allez donner le vôtre

Vous êtes bon apôtre

Monsieur le Président

Si vous me poursuivez

Prévenez vos gendarmes

Que je n'aurai pas d'armes

Et qu'ils pourront tirer

 

On n'est pas là pour se faire engueuler

Un beau matin de juillet, le réveil

A sonné dès le lever du soleil

Et j'ai dit à ma poupée : "Faut te s'couer

C'est aujourd'hui qu'il passe"

On arrive sur le boulevard sans retard

Pour voir défiler le roi d'Zanzibar

Mais sur-le-champ on est r'foulé par les agents

 

Alors j'ai dit :

 

On n'est pas là pour se faire engueuler

On est là pour voir le défilé

On n'est pas là pour se faire piétiner

On est là pour voir le défilé

Si tout le monde était resté chez soi

Ça f'rait du tort à la République

Laissez-nous donc qu'on le regarde

Sinon plus tard quand la reine reviendra

Ma parole, nous on r'viendra pas

 

L'jour de la fête à Julot, mon poteau

Je l'ai invité dans un p'tit bistro

Où l'on sert un beaujolais vrai de vrai

Un nectar de première

On est sorti très à l'aise et voilà

Que j'ai eu l'idée de l'ram'ner chez moi

Mais j'ai compris devant l'rouleau à pâtisserie

 

Alors j'ai dit :

 

On n'est pas là pour se faire engueuler

On est venu pour faire une tite belote

On n'est pas là pour se faire assommer

On est là pour la fête à mon pote

Si tout le monde restait toujours tout seul

Ça serait d'une tristesse pas croyable

Ouvre ta porte et sors des verres

Ne t'obstine pas ou sans ça l'prochain coup

Ma parole, j'rentre plus du tout

 

Ma femme a cogné si dur cette fois-là

Qu'on a trépassé l'soir même et voilà

Qu'on se r'trouve au paradis vers minuit

Devant Monsieur Saint Pierre

Il y avait quelques élus qui rentraient

Mais sitôt que l'on s'approche du guichet

On est r'foulé et Saint Pierre se met à râler

 

Alors j'ai dit :

On n'est pas là pour se faire engueuler

On est v'nus essayer l'auréole

On n'est pas là pour se faire renvoyer

On est mort, il est temps qu'on rigole

Si vous jetez les ivrognes à la porte

Il doit pas vous rester beaucoup d'monde

Portez-vous bien, mais nous on s'barre

Et puis on est descendu chez Satan

Et là-bas c'était épatant !

 

C'qui prouve qu'en protestant quand il est encore temps

On peut finir par obtenir des ménagements !

- Boris Vian (1920-1959)

- La vie c’est comme une dent

- Quand j’aurai du vent dans mon crâne

- Le déserteur

- On n’est pas là pour ce faire engueuler